Depuis le coup d’État militaire de 2021, la junte fait régner la terreur en Birmanie. de plus en plus de civils, paysans, médecins, étudiants, parfois très jeunes, s’opposent à la dictature, avec des armes de fortune et le courage du désespoir. Le photographe Mauk Kham Wah a partagé leur quotidien durant un an dans l’état Kayah. Notre reporter, Guillaume Pajot, lui, a enquêté autour de la frontière avec la Thaïlande, base arrière de cette armée de l’ombre.
Dès la nuit tombée, la jungle se dissout dans les ténèbres. Obscurité absolue. Padoh Klo Htoo ne tolère aucune lumière, pas même la flamme d’une bougie. «Hors de question que les «libellules» nous voient, c’est trop dangereux», explique cet ancien fermier de 53 ans qui se cache, avec sa femme et ses six enfants, au bord d’un ruisseau asséché de la forêt du district de Hpapun, dans l’État Karen, une province montagneuse de l’Est de la Birmanie. Le père de famille, aux dents rougies par le bétel, veut se rendre invisible aux avions de la junte militaire, ces «libellules» – le nom de code qu’on leur donne dans la région – qui bombardent sans répit. Son talkie-walkie grésillant, seul moyen de communication avec les hameaux voisins, signale leur présence menaçante au-dessus de la canopée. Dans le noir, l’appareil crépite, tandis qu’un enfant pleure.
30 000 morts dans le district de Hpapun vidé de ses habitants
Une dizaine d’habitants du village de Day Bu Noh, en lisière de forêt, ont suivi Padoh Klo Htoo dans cette jungle peuplée de gibbons et d’écureuils. Le ciel les terrifie, et il suffit d’un grondement rappelant celui des avions, par exemple le bruit d’un orage ou d’un moteur au loin, pour susciter une peur panique. Tous ont en mémoire le carnage de Pa Zi Gyi, en avril dernier, dans la région de Sagaing, au centre du pays. Une frappe aérienne, suivie de tirs d’hélicoptère, y avait fait plus de 170 morts, principalement des civils, dont de très jeunes enfants. À quelques mètres de Padoh Klo Htoo et sa famille, dans une hutte de bambou dont la toiture s’emmêle aux branches, Lu Lar Gaw enlace sa mère presque centenaire et l’allonge sur le sol, recroquevillée comme un nourrisson. «C’est tellement difficile ici, surtout pour les personnes âgées, s’étrangle cette habitante de Day Bu Noh, âgée de 53 ans. Il n’y a pas d’eau, on ne peut rien cultiver… Je n’en peux plus de vivre comme ça.» Une bombe est tombée dans son jardin, creusant un effrayant cratère mais épargnant sa maison. Les voisins n’ont pas eu cette chance. Il ne reste de leur demeure qu’une poutre calcinée.
Comme de nombreuses provinces birmanes, tels l’État Chin dans le nord-ouest et la région de Sagaing, le district de Hpapun est ravagé par la guerre opposant les rebelles pro-démocratie à la junte militaire au pouvoir depuis le coup d’État du 1er février 2021. Le conflit aurait déjà fait plus de 30 000 morts, civils et combattants, selon Acled, une ONG spécialisée dans la collecte de données sur les conflits armés. La violence a vidé le district de Hpapun : 90 % de ses 80 000 habitants sont désormais des déplacés, vivant dans la forêt ou dans des camps près de la frontière thaïlandaise, d’après l’ONG Karen Peace Support Network. Trois à quatre fois par jour, des avions de combat de la junte survolent la zone à la recherche de bastions insurgés, obligeant les derniers villageois à se jeter dans des fosses qu’ils ont eux-mêmes creusées pour se protéger. Car les bombes n’épargnent personne. Le 28 mars 2021, à l’heure du déjeuner, l’une d’elles a frappé le lycée de Day Bu Noh. Par miracle, l’établissement était vide, les cours se déroulaient à distance depuis le début de la pandémie de Covid-19. Aujourd’hui, c’est une école fantôme. Une vache broute devant l’entrée. Le lierre colmate les murs troués. Les salles de classe sont jonchées de gravats, de bouts de fenêtres et de cahiers arrachés.
Un conflit birman délaissé par la communauté internationale
Bombarder un établissement scolaire est un crime de guerre. Pourtant, malgré les frappes aériennes incessantes et les massacres de civils, la communauté internationale se désintéresse de la Birmanie, où se déroule un conflit oublié, presque à huis clos. Dans ce pays exsangue, la résistance ne faiblit pourtant pas. «La junte n’arrive pas à nous atteindre, alors elle s’en prend aux civils, aux lieux de rassemblement comme les écoles, les églises et les monastères. Les villageois sont traumatisés», reconnaît Saw Ghee Nwee, commandant au sein de la brigade 5 de l’Armée nationale de libération karen (KNLA), l’un des multiples groupes armés luttant contre la junte quasiment partout dans le pays. Fondée en 1948, lors de l’indépendance, cette guérilla autonomiste contrôle le district de Hpapun, à l’exception de la grande ville qui lui donne son nom et de quelques routes.
Pour rejoindre cette zone dite «libérée», dans le nord de l’État Karen, il faut passer par la Thaïlande et franchir le fleuve Salouen formant, sur 120 kilomètres, une frontière naturelle avec la Birmanie. L’eau grise et fraîche coule entre les collines hérissées de guérites rebelles. Chaque jour, des bateaux de contrebande ravitaillent la résistance en nourriture, en carburant, en armes et en soldats. Cette façon de pénétrer en Birmanie est aussi illégale qu’ancienne. C’est aussi la seule possible pour les journalistes, traqués par la junte à l’intérieur du pays. Dans son quartier général, le commandant Saw Ghee Nwee déambule sans manière, vêtu d’une simple serviette. Il sort de la douche. «Je n’ai pas beaucoup de temps», s’excuse-t-il en enfilant un tee-shirt sur son torse d’athlète. Le camp est gardé par trois adolescents coiffés au gel qui tiennent, au bout de leurs maigres bras, des fusils-mitrailleurs M16 poussiéreux. Quelques minutes plus tôt, un vrombissement a soudain braqué leurs yeux vers le ciel bleu. Un avion de la junte, passant au-dessus du camp. «On n’a qu’à le descendre !», a crié l’un des jeunes, hilare, en se lançant à sa poursuite. Comme s’il avait la moindre chance. (selon "Géo")